Tribune publiée sur le FigaroVox le 03/02/2015 :
Il y a trois semaines, j’ai vu le magnifique film de Louis-Julien Petit, Discount, et voilà que l’actualité dépasse la fiction. Dans cette comédie sociale aussi drôle que profonde, qui évite misérabilisme et manichéisme, un petit groupe d’employés d’un supermarché est doublement mis en concurrence. Avec les caisses automatiques d’abord, diablement plus efficaces ; puis entre eux, leurs gestes, leurs pauses étant scrutés, chronométrés par des vigiles eux-mêmes réduits à l’état de robots. Seuls les plus performants garderont leur emploi. Les plus performants, c’est-à-dire ceux qui adapteront le mieux leur rythme à celui, inlassable et constant, des machines, propulsées au rang de modèle, d’idéal. Il leur faut travailler plus (plus vite, plus fort) pour travailler encore. Les «canards boiteux», ceux qui ont une fâcheuse tendance à détourner parfois leur regard de l’écran enregistreur, à laisser dériver leur esprit loin des bips sonores et des packs de couches jetables, à vouloir simplement parler aux gens dans la file, seront éjectés, comme n’importe quel rebut alimentaire. Déclassés. Périmés. C’est contre ce monde de consommation dévaluée et automatisée que se révoltent alors Christiane, Gilles, Alfred, Emma, Momo et Hervé. Pour ré-humaniser leur quotidien. Quitte à empêcher de dormir Mme Benhaoui, leur patronne elle-même soumise à des impératifs de rentabilité accrus. Quitte à prendre des risques. Quitte à sortir du champ de la légalité.
Et voilà que loin de cette banlieue dévastée de l’extrême nord de France, filmée de manière si émouvante et belle par Louis-Julien Petit, voilà qu’au bord de la Méditerranée, à l’extrême sud de France, le même scénario semble se répéter. Trois jeunes gens, l’un technicien du spectacle, l’autre étudiante et le dernier chômeur, sont en effet jugés aujourd’hui au tribunal de Montpellier pour «soustraction de denrées périssables à date de péremption dépassée». Ils ont osé, rendez-vous compte, récupérer de la nourriture périmée! «Soustraire» 7 sacs de 100 litres de produits déjà jetés, avec entre autres du saumon et du foie gras, entassés dans des poubelles closes ! Et pour cela, ils risquent jusqu’à 7 ans d’emprisonnement ferme et 150 000 euros d’amende. Voilà une punition qui ne serait pas volée, elle… Bagatelles pour un pillage!
«Soustraction de denrées périssables à date de péremption dépassée». Euphémisme hypocrite, révélateur, qui masque aussi bien le vol que le gâchis. Récupérer de la nourriture jetée, en effet, est-ce vraiment commettre un vol? N’est-ce pas plutôt l’empêcher, l’annuler, le compromettre ? Qui sont les vrais criminels ? Les petits larcins des petites gens, dérisoires cache-misères ? Ou les grands profits de la grande distribution ? La malbouffe et le gâchis prospèrent, les gens de peu désespèrent. Autant en emporte le vol. Car le plus grand crime dans l’affaire n’est pas celui qu’on croit. Le plus grand crime, c’est la razzia faite par nos modes de vie sur les ressources naturelles, c’est le gaspillage démentiel de produits de grande distribution toujours plus bas-de-gamme, c’est l’industrie du tout-jetable qui est un désastre à la fois moral, écologique et économique (ce qui fondamentalement revient au même). C’est d’ailleurs à force de piétiner et d’inonder de produits toxiques les invendus, parfaitement consommables mais jugés invendables, que dans Discount, les employés ont l’idée de lancer leur épicerie alternative à base de produits ainsi «soustraits», revendus trois fois rien aux pauvres gens du coin. Quand le gaspillage devient loi, comment condamner cette forme de désobéissance civile? Quand la précarité familiale, sociale et professionnelle isole et abrutit, comment ne pas saluer cette solidarité qui redonne aux plus démunis courage et dignité ?
Dans le cas des trois escamoteurs de Frontignan, le projet est un peu différent, mais apparaît également comme le symptôme d’une profonde maladie de civilisation. Notre société ne sait plus quoi faire des déchets qu’elle produit frénétiquement, sous la double action du consumérisme et de l’égoïsme de masse. Elle en devient tellement boursoufflée qu’elle juxtapose, de plus en plus obscènement, ventres vides et poubelles pleines. On condamne les voleurs à la sauvette sans s’interroger sur ce qui pourrait les sauver. Maître Gandini, l’avocat des trois prévenus, joint par StreetPress, rappelle en effet que le drame réside moins dans le vol de produits périmés que dans la faim: «Le scandale, il est là: En France, certaines personnes font les poubelles pour se nourrir.» C’est face à ce scandale inaugural que les employés du film reprennent leur destin en main en court-circuitant l’industrie de la malbouffe. C’est contre cette gabegie planétaire que le mouvement «freegan» auquel participent nos trois jeunes Robins des bois s’active concrètement.
Et nous, les nantis, que pouvons-nous faire? Il existe plein d’alternatives, des plus radicales aux plus accessibles, des AMAP (Associations pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne) aux SEL (Systèmes d’Echanges Locaux) en passant par les «recycleries» ou «ressourceries». Tout le monde n’a pas vocation, sans doute, à devenir «freegan» -ou gratuivoriste-, c’est-à-dire à ne consommer que des produits gratuits, non vendus. Mais tout le monde a vocation à consommer moins et mieux, en privilégiant circuits courts et produits BLS: biologiques, locaux, saisonniers. C’est seulement ainsi que nous dépasserons la «crise», par la redécouverte du sens de ce beau mot d’«économie», qui signifie étymologiquement «l’administration de la maison», et qu’on définissait au XVIIe siècle comme «le ménagement prudent qu’on fait de son bien, ou de celui d’autrui, seconde partie de la morale qui enseigne à bien gouverner une famille, une communauté» (Dictionnaire de Furetière, 1690). En somme, l’économie véritable, c’est le contraire du pillage : c’est le partage.