Le don, l’abandon, la menace et la grâce

Chronique pour la webradio de l’ENS (décembre 2012) :

Tout don est un danger. Tout don implique un risque, parce que tout don éprouve notre capacité à recevoir et à rendre. Chaque offrande est une menace, parce que dans la mesure même de son désintéressement initial, elle place le donateur et le bénéficiaire face à la possibilité, à la tentation de l’ingratitude. Recevant un présent, nous pouvons nous permettre ce luxe d’être ingrat, de refuser ce don ou de ne pas le rendre.

Parce qu’il échappe à toute norme, à toute loi, le don est toujours périlleux. Donnant, nous sommes frustrés d’un bien qui nous échappe sans retour. Recevant, nous sommes fragilisés parce que nous devenons débiteurs, redevables, non pas par contrat, c’est-à-dire par contrainte et contrôle, mais par obligation, c’est-à-dire par honneur. Le don oblige, en effet, comme jadis la noblesse ; le don oblige précisément dans la mesure où il ne nous contraint pas. Nous ne sommes liés par la pression d’aucune coercition légale. Aucun pouvoir ne peut s’exercer ni sur la manière dont nous recevons le don qui nous est fait ni sur la manière dont nous y répondons (1). C’est une différence essentielle, ce me semble, avec la culture du fameux potlatch analysé par Marcel MAUSS dans son Essai sur le don (Forme et raison de l’échange dans les sociétés primitives, 1923) : alors que l’échange non-marchand du potlatch implique l’obligation de recevoir et de rendre dignement, faute d’infamie sociale ; le don dans la tradition chrétienne est tout sauf un troc. On ne donne pas un truc à quelqu’un pour recevoir de lui un autre truc, si possible plus clinquant, mais parce qu’on estime que ce truc gagne à être, non pas seulement partagé, mais transmis, livré, confié à l’autre.

C’est pourquoi le don est toujours clandestin. Il est l’envers du vol, l’inverse du recel, et non pas son contraire, parce que lui aussi, le don, exige une effraction, le franchissement d’une clôture, celle de notre intérêt, celle de notre pudeur, celle enfin de la crainte que nous éprouvons face à l’ingratitude. Donner, c’est alors forcer la serrure de l’égotisme ravi, faire sauter les verrous de l’autosatisfaction, où nous séquestre notre vanité dédaigneuse. On prend d’assaut la citadelle endormie, on fait sonner les trompettes de Jéricho. Autrement dit, on donne un cadeau comme on vole un baiser. Sinon, ce n’est plus du don, mais de la pub. C’est exactement ce dont témoigne tristement l’évolution commerciale de Noël : de l’épiphanie de la Nativité à la débauche des fêtes de fin d’année, d’Emmanuel à Mammon, le cadeau est devenu un dû, c’est-à-dire le contraire d’un don. On force les enfants à faire des listes de cadeaux deux mois à l’avance, on offre des chèque-cadeaux pour empêcher toute implication trop personnelle dans l’offrande. Et on arrive ainsi à un cadeau sans âme, au paradoxe d’un cadeau sans don, puisque sans risque, sans surprise et sans confiance (2).

Or, le don véritable est clandestin, il ne saurait advenir que par effraction, justement parce qu’il nous libère de toute logique marchande. En donnant, sans rien attendre en retour peut-être qu’un tout petit peu de reconnaissance, nous nous exilons des surfaces parfaitement planes du marché : hors-norme, le don l’est parce qu’il bouscule les conditions de la concurrence pure et parfaite, subvertit les règles tacites de l’offre et de la demande, rature les équations tracées par quelque invisible main. Donner, donner dans un authentique esprit d’abandon, c’est en effet outrepasser la règle de la réciprocité obligatoire, en faire fi pour faire face à cette même possibilité de l’ingratitude. Donner, c’est s’expulser soi-même volontairement de la relation symétrique du donnant-donnant. Non par refus du donateur de recevoir à son tour, mais par refus d’enfermer l’autre dans un échange strictement parallèle, et finalement contraint. Grain de sable se jouant des mécanismes huilés de l’économie, le don déroge au moins triplement à la règle économique : il n’est soumis à aucune commande, à aucun échange, à aucun prix. Ainsi le don véritable ne saurait-il se jouer comme un gagne-terrain par lequel chacun chercherait à imposer dans un épuisant surenchérissement la supériorité de sa puissance donatrice. Ainsi le don véritable ne saurait-il se muer en forme de gagne-pain, moyen détourné d’obtenir de l’autre plus que ce qu’on lui a donné en cessant au moment opportun l’aller-retour des biens. « Qui ne peut donner plus qu’il ne reçoit commence à tomber en pourriture », écrit Bernanos dans Les Grands Cimetières sous la lune.

Le don ne souffre aucune publicité. « Quand tu fais l’aumône, que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite », intime l’Evangile. C’est là aussi que le don blesse : il est trois fois clandestin, par surprise, par sacrilège et par secret. La préméditation menace la pureté du don. Pour donner, il faut prendre l’autre, et soi-même, au dépourvu, à l’improviste : « À la limite, suggère Derrida dans Donner le temps, le don comme don devrait ne pas apparaître comme don : ni au donataire, ni au donateur. Si l’autre le perçoit, s’il le garde comme don, le don s’annule. Mais celui qui donne ne doit pas le voir ou le savoir non plus, sans quoi il commence, dès le seuil, dès qu’il a l’intention de donner, à se payer d’une reconnaissance symbolique, à se féliciter, à s’approuver […], à se rendre symboliquement la valeur de ce qu’il croit avoir donné. » L’Evangile le dit d’une manière plus directe : « Quand donc tu fais l’aumône, ne va pas le claironner devant toi ; ainsi font les hypocrites, dans les synagogues et les rues, afin d’être glorifiés par les hommes ; en vérité je vous le dis, ils tiennent déjà leur récompense. » Imprévisible, insoumis et hors-la-loi, le don blasphème ainsi chacun des commandements publicitaires, propagande sournoise qui nous force à la fois à posséder le standard, sous peine d’être bizarre, et à posséder l’unique, sous peine d’être dérisoire. Ni banal ni bancal, ni trivial ni fantasque, il nous faut être quelqu’un sans devenir quelconque pourvu que l’on ne dépende de nul autre pouvoir que celui de l’achat ! A cette injonction publicitaire duplice, le don offre la réponse la plus désarmante : « Tu ne vaux pas par ce que tu gagnes mais par ce que tu perds, par ce que tu es prêt à sacrifier pour le bien des autres, gratuitement, sans arrière-pensée » (3). Le don crée ainsi des valeurs de lien, une solidarité désintéressée, tandis que l’échange marchand ne crée lui que des valeurs utilitaires, un intérêt prostitutionnel. Accaparement versus allégement, il faut choisir.

Le don implique un détachement conscient, le don est un consentement libre à une perte objective. Un abandon. On ne donne pas « à charge de revanche », pour que l’autre nous « rende la monnaie de notre pièce » ; on donne pour se désencombrer et enrichir l’autre, moins du bien qu’on lui transmet, que de l’amour qu’on lui exprime. Enfant de bohème, le don radical n’obéit à nulle loi, nulle raison, nul intérêt, nul mécanisme identifiable. Que nous donnions sur notre superflu ou sur notre indigence, que nous donnions notre temps, notre sang, notre argent, ou notre vie, pour notre amour, pour l’inconnu qui passe, tout don reste une grâce, un mystère, une amoureuse infraction. « Si on donne les choses et les rend, conclut Mauss, c’est parce qu’on se donne et se rend « des respects » – nous disons encore « des politesses ». Mais aussi c’est qu’on se donne en donnant, et, si on se donne, c’est qu’on se « doit » – soi et son bien – aux autres ». Il n’est pas de plus grand amour que de sa vie pour ceux qu’on aime.


(1) Et recevoir est difficile, parce que recevoir, c’est consentir à devoir quelque chose à quelqu’un, parce que devoir quelque chose à quelqu’un, c’est déjà consentir à dépendre de lui. Or, pour nous-autres post-modernes, dépendre d’un autre, d’un pair, même pour une broutille, est de plus en plus insupportable. On s’accommode en revanche, semble-t-il, bien plus aisément de l’assistance, dite « providence », de l’Etat…

(2) La même évolution a lieu avec les unions civiles soumises à une contractualisation rapide : le Pacte Civil de Solidarité, contrat produit par la volonté des partenaires qui peuvent librement le modifier ou le rompre, concurrence depuis plus de 10 ans l’institution du mariage, structure sociale dont la définition échappe à la subjectivité des époux qui se donnent l’un à l’autre à l’intérieur d’un cadre qui les dépasse. Le mariage est un don total et définitif, puisque sauf divorce, il ne peut être dissous que par la mort de l’un des époux, le Pacs est quant à lui un prêt, voire dans certains cas une location, puisqu’il ne s’inscrit dans aucune durée et peut être dissout par simple déclaration conjointe des partenaires ou par décision unilatérale de l’un d’eux, ce qui ressemble alors étrangement à une répudiation. On glisse bien là d’une logique fondée sur le don à une logique fondée sur le prêt, d’une logique institutionnelle, c’est-à-dire sociale, à une logique contractuelle, c’est-à-dire individuelle. A cet égard, l’actuel projet de loi Taubira accroît cette contractualisation des relations conjugales dans la mesure où il s’agit de transformer le mariage en contrat indifférencié.

(3) En somme, le don nous désarçonne. Imaginons la scène : Homo economicus, chevauchant gaillardement sa monture favorite, l’impérissable veau d’or métamorphosé, selon l’expression de Maritain, en « truie d’aluminium à cerveau électronique », homo economicus donc se retrouve nez à nez avec cette petite fée dont l’apparition subite a toujours quelque chose du miracle, je veux parler bien sûr de Mademoiselle la Gratuité. La truie s’arrête, elle grogne, tire la langue, roule des yeux, de rose devient grise, et de grise blafarde, elle se cabre, elle rue, au point que le pauvre homme vide les étriers et se retrouve face contre boue. A peine est-il tombé que déjà la voilà qui, foulant aux pieds ce dernier, tourne casaque et s’enfuit à travers bois, non sans avoir auparavant tenté de mordre la petite fée Gratuité qu’un heureux entrechat a gracieusement mise hors d’atteinte. Notre pauvre consommateur relève la tête et reçoit à pleine bouche le doux don d’un baiser.

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